ALFRED DE MUSSET (1810-1857)
Avec les Contes d'Espagne et d'Italie, publiés en décembre 1829, un jeune poète de 19 ans connaît un extraordinaire succès: "La lune comme un point sur un i" devient aussitôt une expression à la mode. Celui qui passe pour 'l'enfant prodige du romantisme' irrite beaucoup des Classiques, qui crient à la provocation et déchaîne l'enthousiasme des Romantiques, qui saluent l'exploit technique: lyrisme débridé, pittoresque impertinent et rythme capricieux. Mais dès 1831, Musset se moque de ceux "qui ont lu posément la Ballade à la Lune": une forme d'humour parodique - On pense au Maître Hugo dont le premier recueil d'Odes et Ballades est paru en 1822 - se même ici à une feinte naïveté.
Sur les trente-quatre quatrains qui composent la ballade, voici les onze premiers et les sept derniers...
C'était, dans la nuit brune
Sur le clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i.
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d'un fil,
Dans l'ombre
Ta face et ton profil?
Es-tu l'oeil du ciel borgne?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard?
N'es-tu rien qu'une boule,
Qu'un grand faucheux bien gras
Qui roule
Sans patte et sans bras?
Es-tu, je t'en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
Qui sonne
L'heure aux damnés de l'enfer?
Sur ton front qui voyage,
Ce soir ont-ils compté
Quel âge
A leur éternité?
Est-un ver qui te ronge,
Quand ton disque noirci
S'allonge
En croissant rétréci?
Qui t'avait éborgnée,
L'autre nuit? T'étais-tu
Cognée
A quel arbre pointu?
Car tu vins, pâle et morne,
Coller sur mes carreaux
Ta corne
A travers les barreaux.
Va, lune moribonde,
Le beau corps de Phébé
La blonde
Dans la mer est tombé.
Tu n'en es que la face
Et déjà, tout ridé
S'efface
Ton front dépossédé.
[...]
Lune, entre notre mémoire,
De tes belles amours
L'histoire
T'embellira toujours.
Et toujours rajeunie,
Tu seras du passant
Bénie
Pleine lune ou croissant.
T'aimera le vieux pâtre,
Seul, tandis qu'à ton front
D'albâtre
Ses dogues aboieront.
T'aimera le pilote
Dans son grand bâtiment
Qui flotte
Sous le clair firmament.
Et la fillette preste
Qui passe le buisson,
Pied leste
En chantant sa chanson...
Et qu'il vente ou qu'il neige,
Moi-même, chaque soir
Que fais-je
Venant ici m'asseoir?
Je viens voir à la brume,
sur la clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i.
Contes d'Espagne et d'Italie